Et si les abeilles ne revenaient plus à la ruche ? Entretien avec Jean-Michel Bloch

Publié le

18 octobre 2021

par

Majestart

Avez-vous remarqué que certains mots se réveillent parfois ? Ils étaient endormis dans le dictionnaire et on se met à les entendre, dans les médias, dans la bouche des gens. J’ai été sensible à ceux-ci : « clivage », ou « clivant », tous deux dérivés du verbe « cliver ». On applique, par exemple, l’adjectif « clivant » aux réseaux sociaux. Que veut-on dire par là ? « Cliver » signifie : diviser en parties distinctes. Autrement dit : ce qui constituait un tout se voit fractionné, en morceaux n’étant plus solidaires les uns des autres, mais opposés. N’est-ce pas une bonne image de ce qui arrive en ce moment au corps social ? Les termes sont donc justes : le « corps social » –  métaphore qui soulignait bien l’unité et la complémentarité des parties – a subi un morcellement. Et non seulement il est éclaté, en morceaux épars et solitaires, mais ceux-ci sont « clivés ».

            Comment cela est-il advenu ?

La solitude de l’homme contemporain, que nous subissons tous, ensemble, est le résultat d’une dislocation du lien social.


            « Et moi, et moi, et moi… »

            Si Mai 68 a représenté un sursaut utopique, qui aurait dû conduire à l’avènement d’une société plus libre et plus fraternelle, force est de constater que ce ne fut pas le cas. Au contraire, on a assisté à une progressive dérive individualiste. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que, peu à peu, les individus se sont coupés les uns des autres, enfermés dans leur bulle solitaire, pour jouir de leurs biens. Conséquence : l’abandon de la participation au « corps social ». Car l’individualisme est la négation même de l’idée de collectivité.

            On a parlé d’une « atomisation » de la société. Passons à nouveau par une image : celle d’une ruche. Les abeilles travaillent, inlassablement, et « ensemble », à une œuvre collective. Que se passerait-il si chacune décidait de ne plus revenir à la ruche, mais de s’isoler, pour ne plus vivre que pour soi ? Aujourd’hui, le travail n’est souvent plus vécu comme la participation à une œuvre collective, mais subi. Et c’est dans les loisirs que l’individu a, plus, un sentiment de valorisation de soi. La ruche court donc le risque de devenir désespérément vide, si chacun préfère demeurer seul, loin des autres.

            Pour ou contre ?


            Vous pouvez m’objecter : ce n’est pas vrai. On assiste ces temps-ci à des mobilisations collectives ( « gilets jaunes », « antivax »… ). Certes, mais je suis toujours frappé par le fait que ces mobilisations s’opèrent fréquemment par des « anti » et non par des « pro », « contre », et non pas « pour » ( ce qui arrive toutefois, je le reconnais, avec les manifestations pro-climat, par exemple ). Pour comprendre nos solitudes, je reviens sur l’idée de départ des « clivages ». Oui, nous vivons dans des sociétés « clivées ». La tendance que je veux souligner est celle à la division. Des factions de la société se montent les unes contre les autres. Comment cela se nomme-t-il ? La guerre. L’identité semble se construire aujourd’hui, de manière prioritaire, dans l’opposition. Qu’est-ce qui s’est perdu ? La philosophe de la politique qu’était Hannah Arendt (1906-1975) définissait « le » politique comme la capacité de mobilisation pour bâtir, ensemble, un monde commun.

            Ne sommes-nous pas seuls, ensemble, parce que nous avons perdu la volonté de bâtir un monde commun ? L’idée de « monde commun » est en contradiction totale avec celle de « clivages », dénoncée plus haut. Dans la société contemporaine, « ça fait mal » à l’idée du « commun ».

            « Et toi t’en pense quoi ? »


            Raymond Aron (1905-1983) nous met en garde contre le sentiment, mal venu, d’être protégés par les valeurs abstraites de la démocratie : « Liberté-Egalité-Fraternité ». Ces valeurs doivent constamment être revivifiées. La solitude de l’homme contemporain est encore liée à une crise des valeurs. Celle-ci dérive d’un scepticisme mou, ainsi que d’un relativisme contagieux : à chacun ses convictions ! Toi pour toi et moi pour moi… Ce n’est pas ainsi que peut avancer le « corps social ». L’action collective doit être portée par des valeurs solides et partagées.

            Donc : pouvons-nous émettre l’hypothèse que le « corps social » est « malade » ? Oui, et la solitude en est un des symptômes.

  • Crise liée à l’individualisme.
  • Crise liée à un esprit dominant d’opposition.
  • Crise liée au manque de valeurs communes.

            Dire que le « corps social » n’est pas en bonne santé, c’est reconnaître qu’en l’homme, aujourd’hui, quelque chose dysfonctionne. Quoi ?

            Je bouclerai la réflexion par un retour à la notion de « clivages ». Nous sommes seuls, ensemble, parce que nous avons un problème avec la création du lien social. Ce vocabulaire sociologique cache une réalité spirituelle, dans la mesure où :            

« lien social » = amour !


Oh, comme ce terme paraît déplacé ! Et pourtant, n’est-ce pas ce « cela » qu’il s’agit : notre difficulté à aimer le prochain ?

            Où l’homme atteint ses limites, Dieu peut intervenir.

Jean-Michel BLOCH

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